24
Santa Monica Pier
3 h 30
Riggins vit Dark garer son 4x4 noir sur le parking voisin de la jetée. Il conduisait comme il vivait : au ralenti. Concentré. Méthodique. Pour qui ne le connaissait pas, on aurait dit un vieux croulant qui se traînait sur la Pacific Coast Highway comme s’il était encore en 1939, à l’époque où Santa Monica était une petite cité balnéaire endormie.
Pour une fois, Riggins était content que Dark prenne son temps. Plus il lui en fallait, plus Riggins en avait pour sa cigarette.
Et plus il lui en restait avant de se faire tuer. Il consulta le compte à rebours officiel de sa mort sur la montre que lui avait offerte sa fille.
8:24:08…
8:24:07…
8:24:06…
8:24:05…
Quelque part dans l’obscurité, derrière Riggins – peut-être vers les manèges, ou même sous la jetée –, Nellis et McGuire attendaient. Et eux aussi regardaient l’heure.
Au motel, les deux agents de l’Unité noire avaient refusé de prendre un verre, comme Riggins s’y attendait. Mais ils l’avaient écouté. Après tout, c’étaient des professionnels.
— Je suppose que vous avez entendu Dark refuser, leur avait dit Riggins, assis au bord du lit défoncé.
Nellis avait opiné de la brosse. McGuire n’avait pas bronché. Peut-être pensait-il à ses doigts manquants.
— Il me reste encore du temps et je n’ai pas abattu ma meilleure carte. Il me faut un peu de mou. Dark était notre meilleur agent. Il vous a repérés en deux secondes et il s’est toujours méfié des inconnus. Pour pouvoir réussir, il faut qu’il pense que je suis seul. Qu’il n’y a que lui et moi.
— Si vous filez, on vous retrouvera, l’avait prévenu Nellis.
— Je n’ai pas l’intention de m’échapper, avait répondu Riggins. Vous pouvez garder mes clés de voiture si ça vous rassure. Qu’est-ce que vous croyez que je vais faire ? Me jeter à l’eau et essayer de gagner le Japon à la nage ?
Nellis et McGuire avaient accepté de rester à l’écart, mais pas trop loin.
Riggins n’avait aucune intention de convaincre Dark d’accepter la mission. Il comptait simplement passer ses ultimes instants en compagnie de son ami.
Dark approchait, montant lentement l’escalier de la jetée. Riggins prit une dernière bouffée de sa cigarette et souffla la fumée par les narines.
— Dark, l’accueillit-il.
Sans crier gare, Dark sourit et lui arracha la cigarette. Il en tira une bouffée à son tour avant de la jeter d’une chiquenaude dans la mer.
— Le cancer du poumon. Première cause de mortalité chez les hommes, affirma-t-il.
Mince. Et Riggins qui avait l’intention de finir les onze clopes que contenait son paquet.
— C’est maintenant que tu me le dis ?
— Tu pensais que le bébé de la vidéo suffirait à me convaincre, hein ? Que je me précipiterais pour en reprendre pour un an.
— Le bébé ? demanda Riggins en levant le nez, sincèrement surpris.
— Comme si tu ne savais pas.
— Je te jure que je n’ai pas vu le film ! J’avais ordre de te le donner, point barre.
— Arrête de me raconter des conneries. C’est toi qui diriges cette enquête. Depuis quand tu n’es pas autorisé à voir les pièces du dossier ?
— Maintenant, tu commences à comprendre dans quel merdier je me trouve. Ce n’est plus une simple enquête criminelle, Dark. C’est devenu politique. International. Les gars de Washington donnent les ordres, nous foutent la pression et nous demandent comment ça se fait qu’on ne sache pas marcher sur l’eau et multiplier les pains.
— C’est insensé. On ne menace pas ses propres agents sous prétexte de pincer un Sqweegel. On leur donne des ressources, plutôt.
— Tu veux appeler Norman Wycoff pour le lui dire ? Je suis sûr qu’il sera ravi d’avoir de tes nouvelles.
Dark ne répondit pas. La DAS lui paraissait lointaine, mais il avait du mal à l’imaginer sous la coupe du ministère de la Défense. Le monde marchait sur la tête.
— Alors, il y a quoi sur cette vidéo ? demanda Riggins.